L’Everest depuis le Tibet

Ce n’est pas le plus beau mais c’est le plus haut, le plus démesuré, le plus fantasmé. « Un prodigieux croc blanc jailli de la mâchoire du monde », écrivait l’alpiniste Georges Mallory , disparu un jour de juin il y a quatre-vingt-sept ans, derrière un nuage, à plus de 8 000 mètres. Si l’ascension de l’Everest reste réservée à une élite, l’admirer n’est pas un rêve inaccessible. La montagne est visible dans son ensemble depuis sa face nord-est, au Tibet. Deux routes conduisent au camp de base. L’une par Katmandou, chaotique, l’autre par Lhassa, plus douce. Nous avons choisi la seconde.

Lhassa : capitale du « pays des neiges »

Le périple débute par une visite de la capitale tibétaine, cité très étendue, bâtie dans une large vallée, entourée de montagnes arides et bordée par deux îles. C’est une ville bien étrange, à la fois moderne et archaïque, avec des boutiques chics, des bars branchés, une foule de pèlerins moyenâgeux qui tournent en rond toute la journée pour exprimer leur ferveur religieuse et des militaires en pagaille qui entretiennent une atmosphère pesante.

La rue émet des mélodies tibétaines tandis que les chars occupent les artères principales. Chaque unité patrouille avec un extincteur à la main de peur qu’un bonze ne s’immole. Parfois, les soldats adoptent la stratégie de l’araignée, une technique de défense utilisée par la légion romaine. Nous passons devant eux, cherchant désespérément l’ennemi. Les Tibétains, d’un naturel jovial, n’y prêtent plus attention et continuent de pulluler jusqu’au crépuscule dans les ruelles congestionnées par l’odeur d’encens, de beurre de yak et de friture. Le besoin d’air pur se fait sentir. Il est temps de s’enfoncer dans le Tibet profond.

Shigatsé : demeure des panchen-lamas

Dans la voiture, nous sommes bercés par une litanie nostalgique qui raconte l’histoire d’un homme qui quitte sa femme. Le chauffeur pousse la chansonnette tout en suçant des morceaux de fromage séché, aussi dur que du granit. La route traverse des paysages splendides, ponctués de lacs de montagne d’un bleu azur. Moins pittoresque que Lhassa, Shigatsé rappelle l’héritage de la rigueur stalinienne avec des rues très larges, bordées de bâtiments massifs, frappés d’une étoile rouge. Son marché vaut le détour. Les amateurs de légumes inconnus y trouveront de drôles de spécimens. Et les baies de goji, très prisées pour leurs vertus antioxydantes, coûtent 6 euros le kilo, contre 40 euros dans les boutiques bio ! Seconde ville du Tibet, Shigatsé est aussi la demeure des panchen-lamas, le deuxième plus haut chef spirituel du bouddhisme tibétain. Gendhun Choekyi Nyima est à ce jour le onzième de la lignée, mais il ne réside pas dans l’immense cité monastique du Tashilumpo. Il est à Pékin, nous apprend notre guide Lobsang, oubliant de préciser que les autorités chinoises le gardent prisonnier.

 

Shegar : ville carrefour au milieu de nulle part

La route menant vers Shegar serpente à travers le plateau tibétain qui s’étend sur des centaines de kilomètres, à 4 000 mètres d’altitude. Elle est jalonnée par les barrages de contrôle policier auxquels nous ne prêtons même plus attention tant ils sont fréquents. Au bout de plusieurs heures, après le passage d’un col à 5 248 mètres, nous pénétrons dans le parc national du Qomolangma, nom tibétain de l’Everest, avant de rejoindre l’avant-dernière étape du voyage : Shegar, appelée aussi New Tingri. C’est une agglomération surréaliste, traversée par une seule route, peuplée de chiens errants, de personnages à la tronche défoncée comme dans les films de Tarantino, et où l’on mange de délicieuses soupes aux nouilles. Le village d’origine, Shegar Dzong, situé à 6 kilomètres, abrite une impressionnante forteresse en ruine, construite contre l’à-pic d’une falaise, ainsi qu’un monastère au charme indéniable, visités par l’expédition Everest de 1924. Une centaine de kilomètres de piste avec cinq contrôles militaires sépare Shegar du camp de base. Le parcours zigzague à travers la montagne puis débouche sur toute la chaîne himalayenne qui se déploie à l’horizon comme une image de carte postale. Puis au bout de plusieurs heures de virages et de chaos incessants, l’Everest surgit devant nos yeux, tel un sphinx posé sur une scène de glace. Grandiose. On peut admirer tous les détails de sa cuirasse. Nous sommes à 5 200 mètres, aux portes de l’inaccessible, au beau milieu d’un champ de cailloux. Il y a des perdrix, des chamois et des marmottes. Magique. Le chauffeur fredonne toujours la même chanson, celle de l’histoire de l’homme qui quitte sa femme. Nous cherchons à connaître le dénouement. L’homme est revenu à la maison mais la femme est partie. Moralité : il ne faut jamais quitter son nid, car on n’est pas à l’abri d’un coucou.

ied du glacier de la face nord de l’Everest, construit en 1902, il appartient à la confrérie des « Nyingmapa ». Camp de base.

Par NATHALIE LAMOUREUX