Qui sont les explorateurs ?

Dans le cadre de la semaine thématique consacrée aux explorateurs sur France Culture, Frédéric Worms s’entretient avec Frédéric Keck, anthropologue et directeur du département de la recherche et de l’enseignement du Musée du Quai Branly.



Les anthropologues sont-ils des explorateurs de l’humain? Oui et non. Frédéric Keck, philosophe devenu anthropologue, directeur de la recherche au Musée du Quai Branly-Jacques Chirac distingue l’anthropologue de l’explorateur (et aussi du touriste, autre figure à la fois voisine et lointaine). Car explorer c’est arpenter le monde dont les hommes font partie comme le reste. Mais l’anthropologue, lui, part des hommes, au contraire, et de leurs représentations – dont le monde fait partie comme le reste. Le musée lui-même change alors de sens, avec tous ses enjeux politiques. Collection d’objets ramenés par les explorateurs ou présentation de la diversité des hommes et des cultures : dans les deux cas il révèle surtout les débats politiques d’une époque. A qui appartiennent les objets du monde, issus des cultures des hommes ? Les revendications en la matière représentent des enjeux complexes. Mais aussi, comment montrer ces pratiques des choses, des animaux, de la nature, chez les hommes ? Un arbre de Noël ? Des repas de fêtes ? Qui sont autant de visions du monde.

Frédéric Keck : Un point de différence entre le touriste et l’anthropologue, c’est que le touriste fait des tours pour se distraire, pour se sentir lui-même dans les différents endroits. Alors que l’anthropologue doit faire le tour du monde pour s’explorer en profondeur, parcourir tous les états du monde moral. Claude Lévi-Strauss reprend cette idée dans Les trois humanismes dans lequel il écrit que maintenant on a exploré la Terre en surface, il reste à l’explorer en profondeur et à faire la carte de tous les états mentaux.

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Je suis allé en Chine pour poser une question qui est la nôtre : celle de notre relation aux animaux quand notre façon de les élever les rend malades. C’est la différence entre l’explorateur et l’anthropologue : je ne voulais pas produire un savoir sur la société chinoise, je voulais faire varier les relations homme/animaux en passant de l’Europe à la Chine. On peut dire que l’explorateur sait ce qu’il est et il sait ce qui lui manque, donc il va rechercher dans l’exploration ce qui lui manque, mais au fond pour se grandir lui-même, rapporter des trophées qu’il va pouvoir rajouter à sa maison, mais la maison va toujours rester la même. L’anthropologue lui, il a un problème, ce problème il est dans les relations avec ce que nous avons dans la maison : le mien c’était le problème de la domestication – pour d’autres c’est la parenté… Chaque anthropologue a un problème universel qu’il s’applique à lui-même. Pour – non pas résoudre mais – penser et poser ce problème, il doit se déplacer. Parce qu’il voit que ce problème est mal posé du fait que les relations entre les choses sont un peu trop fixes. Le problème de la domestication par exemple, comment ça se pose quand ce ne sont pas des vaches qui tombent malades mais des oiseaux ? C’est pour ça que je suis passé de la vache folle à la grippe aviaire, de l’élevage industriel aux oiseaux migrateurs. »

Les restes humains sont aujourd’hui encore les parties les plus problématiques du projet muséal. Au Musée du Quai Branly, nous avons hérité des collections ethnographiques du Musée de l’Homme qui comprenaient notamment des crânes tatoués. Aujourd’hui, on n’a plus à produire de connaissance directe sur ces objets, ils ont été bien documentés par ceux qui les ont rapportés mais il s’agit pour nous de réfléchir au statut de ces collections dans un contexte post-colonial. En 2008, la France a restitué des têtes maories au Musée d’Auckland en Nouvelle-Zélande. Depuis la loi de bioéthique de 1994, il est établi que les restes humains ne peuvent pas faire partie du patrimoine national. La revendication de restitution est légitime à condition qu’on identifie la personne qui a un droit sur ces objets. Donc il faut que la demande soit faite par un gouvernement ou un chef de tribu. Or, certains crânes ont été soit volés dans des baobabs soit saisis après des guerres de représailles : on ne peut pas les rendre parce qu’on n’a pas les noms des personnes, on ne sait pas à qui ils appartiennent. Mais on peut leur rendre hommage en les faisant parler par la génétique.

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L’ADN n’est pas une objectivation de l’homme mais c’est une nouvelle carte à partir de laquelle on peut comprendre les relations entre l’homme, les autres espèces animales, les transformations historiques de l’humanité. Je plaide pour une collaboration avec les biologistes pour qu’un savoir historique et anthropologique vienne de l’ADN. C’est une nouvelle carte pour ces explorateurs qui nous montre beaucoup de choses que nous ne savons pas. Les biologistes supposent que la carte est dressée mais les anthropologues peuvent superposer à cette carte biologique une carte du monde moral.

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Source: France Culture