Par La Rando

Le Qatar et son pouvoir d'achat

À l’occasion de la sortie de son livre et à la veille du Sommet arabe qui se déroule à Doha, Olivier Da Lage, rédacteur en chef à Radio France Internationale, a bien voulu aborder, pour nos lecteurs, le pourquoi et le comment de l’ascension fulgurante du petit émirat du Qatar sur la scène internationale. Décryptage.

Liberté : Avec les déboires que connaissent actuellement l’Égypte et la Syrie conjugués à l’effacement (inexpliqué) de l’Arabie Saoudite, le Qatar aspire-t-il, aujourd’hui, à un leadership sur le monde arabe ?

Olivier Da Lage : Peut-être pas un leadership de la même nature que celui de Nasser dans les années 1960, mais un rôle “dirigeant” très certainement. L’effacement réel ou supposé de l’Arabie Saoudite n’est pas complètement inexplicable : il tient au fait que ce pays est dirigé par une gérontocratie. Le roi et les principaux princes sont octogénaires et en mauvaise santé. Ce qui ne facilite pas la compréhension du monde actuel dans lequel les évènements se précipitent à une vitesse vertigineuse et encore moins une prise de décision rapide. C’est là, en revanche, un domaine dans lequel excelle l’émir du Qatar…

On parle surtout du Qatar comme d’une “machine à corrompre” et on l’accuse de mener la “diplomatie du carnet de chèques”. Ce pays est-il devenu le symbole de la suprématie de l’argent ? Son intrusion à l’ère de la financiarisation de l’économie est-il un signe des temps ?

Pour tout dire, le Qatar n’a rien inventé en la matière. Dans le monde arabe, l’Arabie Saoudite, la Libye, l’Irak ont eu, dans le passé, souvent recours à la diplomatie dite du carnet de chèques pour influer sur les orientations d’autres États. Ainsi, d’après moi, le Qatar s’inscrit certainement dans cette lignée. Il me semble, cependant, que son objectif est surtout de s’imposer comme un médiateur, un partenaire incontournable dans le jeu mondial, à la différence des pays cités plus haut qui, eux, voulaient voir adopter telle ou telle politique par d’autres États. Le Qatar veut, en quelque sorte, se rendre indispensable. Il le fait pour assurer son influence et, par là même, garantir sa sécurité et son avenir.

Mais comment un État “lilliputien” de par sa taille et sa population en est venu à acheter (presque) “tout le monde” ? Est-ce seulement grâce à ses moyens financiers considérables ? N’y a-t-il pas d’autres puissances (ou facteurs) qui ont contribué à son ascension ?

Le Qatar a des moyens financiers considérables en raison de ses immenses réserves de gaz dont l’exploitation génère des recettes d’autant plus importantes que la population du Qatar est très réduite. Mais il ne fait pas de doute que l’influence actuelle du Qatar ne s’explique pas seulement par sa richesse. Cheikh Hamad, à la tête du pays depuis qu’il a renversé son père en juin 1995, a clairement une vision stratégique partagée avec son cousin, Hamad Ben Jassim, Premier ministre et ministre des Affaires étrangères chargé de la mettre en œuvre.
Il faut noter aussi le fait que dans ce petit pays, le circuit de décision est extrêmement court : quand l’émir prend une décision, elle est immédiatement appliquée. Bien entendu, le soutien des États-Unis, qui ont été le premier pays à reconnaître cheikh Hamad après son coup d’État, est un élément essentiel de son influence et ce soutien ne lui a jamais fait défaut depuis son avènement.
Beaucoup craignent aujourd’hui la domination de ce micro-État sur le Moyen-Orient et le Maghreb. À quoi obéissent, selon vous, ses alliances avec les courants islamistes dont certains sont radicaux ?
Le terme de domination me paraît exagéré. Il faut quand même garder le sens des proportions. Mais son emprise n’est pas contestable tant elle pèse de plus en plus sur la vie politique interne de plusieurs pays, comme on l’a vu en Libye, en Tunisie ou en Égypte.
Depuis le milieu des années 1960, le Qatar est proche des Frères musulmans. Le signe le plus visible en est l’asile accordé à l’époque à cheikh Youssef Qaradhaoui qui a depuis acquis la nationalité qatarienne et dont l’influence, notamment grâce à son émission sur Al-Jazeera, a pris de l’ampleur. Il faut d’ailleurs noter que le soutien du Qatar aux Frères musulmans irrite profondément les autres monarchies du Golfe qui voient ce mouvement comme une menace et soutiennent plutôt les mouvements salafistes.
Ceci dit, si le soutien du Qatar, un pays que l’on pourrait qualifier d’islamo-conservateur, à la mouvance islamiste n’est pas discutable, il me semble que ce n’est pas non plus sa priorité stratégique. Contrairement, par exemple, à l’Arabie Saoudite, l’aide du Qatar n’est pas conditionnée à la mise en œuvre d’objectifs politico-religieux.

Et qu’en est-il de son aide apportée aux djihadistes au Sahel ?

Il y a eu, en effet, beaucoup de questionnements, notamment en France, sur les liens du Qatar avec les djihadistes au Mali. Le Qatar ne reconnaît, pour sa part, qu’une aide caritative, via le Croissant-Rouge qatari, mais il ne serait pas surprenant qu’une partie de cette aide soit parvenue à des militants radicaux.
Cela dit, je ne crois pas un instant à un double jeu du Qatar qui soutiendrait en sous-main des terroristes islamistes pour déstabiliser des pays occidentaux, dont la France. Toute la stratégie mise en œuvre depuis 1995 repose sur un partenariat aussi étendu que possible et à long terme avec les pays occidentaux. On a du mal à imaginer que cheikh Hamad mettrait en péril cette stratégie au bénéfice d’Aqmi ou du Mujao !

Son influence économique et politique en France commence à être sérieusement critiquée. Qu’en pensez-vous ?

Pas seulement en France, mais c’est vrai, surtout en France. Cela tient à deux facteurs : un débat propre à la France sur la place de l’islam dans ce pays qui a atteint, faut-il noter, un niveau sans équivalent ailleurs en Europe.
Mais il y a aussi un phénomène qui ne se limite pas à la France : du fait même de ses succès, le Qatar commence à rencontrer des oppositions. On a pu le voir en Tunisie lors de la visite de cheikh Hamad en 2012.
Beaucoup de Tunisiens ont eu le sentiment qu’il venait comme en pays conquis et sa venue a provoqué des manifestations hostiles.
En France, il y a à la fois la crainte d’un financement occulte de mouvements islamistes dans les banlieues et celle d’une présence dans des secteurs stratégiques, notamment celui de l’aéronautique. C’est pourquoi le Qatar n’a pas été autorisé — du moins pour l’instant — à entrer au capital de la société aérospatiale EADS. Mais le fait est que la France a besoin d’investisseurs étrangers et le Qatar est prêt à y investir des montants colossaux. C’est une contradiction que la France devra résoudre.
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