Simon Allix, explorateur

Entretien avec l’aventurier et explorateur Simon Allix. Épris de liberté, celle de penser comme de circuler, ces arpenteurs et témoins du monde profitent de la période actuelle pour imaginer l’exploration de demain. Des réflexions qu’ils partagent avec nous. Rencontre avec Simon Allix, 47 ans, réalisateur, explorateur, designer et artiste multifacettes, basé à New York entre deux expéditions.


Qu’est-ce qu’être explorateur aujourd’hui ?
Simon Allix – C’est avoir l’envie et la capacité de se confronter à l’inconnu, à l’ailleurs, aux différences et à l’autre afin de découvrir, de comprendre et d’accepter ce qui ne nous ressemble pas, que cela est un biotope ou un espace. L’exploration peut être physique et géographique, intellectuelle ou philosophique, artistique ou humaniste. Un voyage, une exploration ou une découverte n’est rien si on ne la transforme pas en une œuvre, qu’il s’agisse d’une thèse, d’un poème, d’un récit, d’un tableau, d’une photo ou d’un film. Tout doit se synthétiser ou se vulgariser pour être partagé, et c’est d’ailleurs la mission de l’explorateur.

Le monde de l’exploration a muté. Nous avons eu les découvreurs puis les sportifs et les scientifiques. Être explorateur aujourd’hui, c’est la synthèse de ces trois personnages qui se conjugue en un état d’esprit, en une capacité à la curiosité et à l’émerveillement, ainsi qu’en une propension à partager sa connaissance du monde. Un explorateur d’aujourd’hui se doit d’être un ambassadeur des merveilles de notre univers, un modèle d’humanisme. C’est en toutes choses dépasser sa zone de confiance, sa zone de confort et sa sphère de connaissances. C’est se remettre en cause en permanence afin, que comme le poète, de plonger au fond de l’inconnu pour trouver du nouveau. Plus personnellement, être explorateur c’est voyager différemment, porter un regard plus lent et plus profond, plus interactif aussi sur les phénomènes que j’observe. Donc c’est un état d’esprit, un regard sur le monde réel et une curiosité qui ne peut s’étancher que par l’action.


Où et quand est survenu le déclic qui a lancé votre carrière d’explorateur ?
Issu d’une famille d’explorateurs et de géographes, j’ai été bercé dès l’âge de 5 ans par cet état d’esprit d’ouverture au monde, de curiosité pour la découverte, du respect des différences dans un esprit d’indépendance. À 17 ans, sur les rives du Gange en Inde, confronté à un environnement opposé au mien, j’ai saisi que la recherche de sens dans des environnements différents serait le chemin que j’emprunterai.

Le monde fonctionne en cycles. Vous savez, alors que mon grand-père a été empêché de participer à la « Croisière jaune » avec son copain Joseph Hackin (1) à cause d’un handicap infligé sur les champs de bataille en 1914-18, mon père, bercé par ses récits, a accompli ce que le sien n’avait pu faire. En 1956, il pique-niquait sur la tête du grand Bouddha de Bamiyan en Afghanistan, qui vit passer le convoi de la « Croisière jaune », 25 ans plus tôt. En 2001, 45 ans après, je me trouvais devant le même grand Bouddha, qui malheureusement venait quelques jours auparavant d’être réduit en poussière par la folie obscurantiste des iconoclastes pakistanais et afghans.

Ma carrière d’explorateur répond donc à la géométrie cyclique de l’existence, où l’on vient remplir les taches blanches sur une carte dessinée par ses aïeux. Ayant compris cela, je me suis détaché peu à peu de ces obligations filiales pour dessiner de nouveaux territoires et des horizons propres à mon unique désir : l’indépendance.


Comme explorateur, comment appréhendez-vous finalement le terrain et ses contraintes ?
Le terrain et ses contraintes, ainsi que les éventuels dangers, sont une métaphore de l’existence nomade versus un choix de vie sédentaire qui vise à s’entourer de confort pour occulter le moindre risque. La peur est subjective. La nature, les forêts, les montagnes, les déserts ou les océans sont la réalité. Je ne peux pas être pour ou contre un plissement de faille, un bassin-versant ou une crevasse.

La nature n’est ni méchante, ni sournoise, ni menteuse, ni cynique, tout ça n’est que l’apanage des hommes. Il y a une forme de justesse dans la faune et la flore. Face à la réalité, une forte dose d’humilité s’impose. Il faut savoir observer, s’adapter, et renoncer s’il le faut. Il faut savoir mettre de côté un certain confort, apprendre à avoir faim, à avoir soif, à souffrir parfois et se rappeler que le mental offre 95% de la capacité de résistance.
Il faut savoir accepter de ne pas pouvoir tout contrôler, embrasser les incertitudes, apprendre avec rigueur et philosophie à confronter les obstacles en ayant la certitude qu’ils nous verront nous en sortir plus grands, plus forts et mieux armés.


En mode confiné et dégradé, quels sont vos conseils d’explorateur pour bien et mieux vivre le changement ?
L’apprentissage de l’existence et du monde répond à un principe respiratoire : ouvrir pour s’enrichir et fermer pour s’identifier. On prépare longuement son expédition, son film ou son œuvre dans le refuge, puis on part l’accomplir, et on revient parachever l’ouvrage.

Cette période de confinement offre donc l’occasion unique de préparer l’après, de questionner et de reconsidérer nos désirs profonds. Ce moment d’introspection est une invitation à réfléchir à notre mode et à nos lieux de vie. C’est une invitation à savoir aimer à nouveau nos familles et nos amis. C’est également une invitation à réfléchir de manière singulière à comment nous souhaitons renaître de cette longue méditation. C’est le temps de l’esprit, la discipline est une clef car le corps voudrait s’endormir.

À la manière d’un navigateur solitaire sur un bateau de 15m2, je me suis imposé un schéma quotidien dans cet espace réduit. C’est le temps de la réconciliation et d’abord avec soi. Dans la tour de contrôle et l’activité cérébrale, j’exerce mon hémisphère gauche : le lieu de la logique, de la parole, du langage, de l’analyse et du raisonnement en pratiquant la lecture et l’écriture. À un autre moment de la journée, j’exerce mon cerveau droit qui perçoit : la notion d’espace, la pensée sans langage, l’intuition, la synthèse et l’imagination. C’est le temps de la création, du dessin, de la sculpture ou du montage vidéo.

Cet exercice mental permet une grande clarté. Lorsque j’écris, comme ici, ça n’est pas pour dire ce que je pense mais pour le découvrir. Les hémisphères réconciliés, le véhicule vient ensuite. Méditation, étirement et respiration. Ainsi je réussis à garder les différentes régions de mon être en mouvement perpétuel et en harmonie. Comme l’être humain n’est pas qu’une machine savante, et que les sens nous gratifient d’émotion, à 18 heures, c’est apéro ! Zoom ou Skype avec la famille et les potes, on partage. Bref, c’est ouvrir pour s’enrichir et fermer pour s’identifier.


Dans cette période de repli, quels sont vos conseils de lecture pour s’évader ?
Lire ou relire les Malet et Isaac (2) pour apprendre ou réapprendre à lire l’histoire sans interprétation subjective. Lire aussi Salammbô de Gustave Flaubert pour l’évasion, la beauté cinématographique de l’usage magnifique de la langue. Le Prince de Nicolas Machiavel pour comprendre l’acte politique. Adam Smith pour comprendre le monde capitaliste moderne dans lequel nous vivons en réalité depuis les premiers empires. Vide et plein de François Cheng pour apprendre à créer sans stratégie, et enfin Le chemin des nuages blancs de Lama Govinda.

Source: lefigaro