Emission radio : chirurgie et alpinisme

L’alpinisme est à coup sûr une affaire d’engagement, de rapport direct, à mains nues, avec la nature brute. Mais il y en a d’autres, des affaires d’engagement : par exemple, la chirurgie, qui se confronte, quant à elle, avec la réalité brute d’un corps à réparer. 

 

Au sortir de la deuxième guerre mondiale, deux jeunes alpinistes, Louis Lachenal et Lionel Terray, forment une cordée qui ne tardera pas à entrer dans la légende. Ces deux « panthères des rochers » sont comme aspirées par le mouvement vertical des cimes, déployant une sorte de chorégraphie coordonnée qui intrique majestueusement leurs adresses respectives au-dessus du vide. 

Le 9 août 1946, les muscles encore froids, ils s’élancent à l’assaut de l’éperon Nord de la pointe Walker des Grandes Jorasses. Plus de mille mètres de surplombs, de dièdres, de dalles. Une sorte de donjon englacé aujourd’hui strié par les ongles des alpinistes, mais qui, à l’époque, était quasiment vierge.

Les difficultés qu’ils rencontrent sont terribles, mais Lachenal a tant d’aisance qu’il donne presque partout l’impression de marcher à quatre pattes dans un univers renversé : son enthousiasme à grimper incline la paroi verticale d’un angle presque droit. Pendant la nuit, un orage terrible stoppe la cordée et couvre la roche de verglas. Le jour suivant est une épopée. Sous les rafales d’un vent violent, les deux hommes parviennent à se hisser sur l’arête sommitale. Mais en bas, dans la vallée, on commence à s’inquiéter. La seconde nuit se passe sans qu’on reçoive de nouvelles. Au petit matin, à Chamonix, le guide Jean Franco est déjà en train de préparer une expédition de secours quand le téléphone sonne :

–         Allo ! C’est Lachenal.

–         Ah ! Et Lionel ?

–         Il est avec moi.

–         Blessés ? Des gelures ?

–         Non, Rien.

–         Où êtes-vous ?

–         Au Montenvers.

–         Vous avez descendu la face en rappel ?

–         Non, nous revenons d’Italie par le col du Géant et la Vallée Blanche. Nous sommes sortis de la face à 5 heures hier et nous avons passé la nuit à Entrèves.

–         Vous auriez pu téléphoner ! Tout le monde est fou d’inquiétude !

–         Lionel ne se souvenait plus de son numéro de téléphone. Il ne l’a que depuis quelques jours. Moi, je ne me souvenais plus du numéro du Collège. Alors on a choisi au hasard un numéro et c’est tombé sur le 50. On l’a composé : quatre heures d’attente ! ça ne répondait pas. 

–          Normal, 50, c’est le numéro de Thaon, qui n’est pas à Chamonix en ce moment. Il fallait téléphoner à la poste, à la Potinière, à l’école, n’importe où !

–         On ne se souvenait de rien. Ça a été très dur, tu sais, et on ne se souvenait de rien. En redescendant sur l’Italie, j’ai fait une chute de vingt mètres dans les barres rocheuses, à un mètre d’un vrai gouffre. J’étais sonné ! On en avait tellement marre d’être suspendus au téléphone pour rien qu’on a pensé que ça irait plus vite en revenant à pied…

–         Bon, bon ! Je rassure les femmes et les camarades.

Tout n’est-il pas dit là ? Deux gars qui jugent, après plusieurs jours et nuits passés dans une face nord, qu’il est plus rapide, pour colporter des nouvelles fébrilement attendues, de rentrer à pied plutôt que de passer un coup de fil, cela vous connote une époque autant qu’un état d’esprit. 

L’alpinisme est à coup sûr une affaire d’engagement, de rapport direct, à mains nues, avec la nature brute. Mais il y en a d’autres, des affaires d’engagement : par exemple, la chirurgie, qui se confronte, quant à elle, avec la réalité brute d’un corps à réparer.

Invitée : Anne-Laure Boch, alpiniste et chirurgien au Service de neurochirurgie du Groupe Hospitalier Pitié-Salpêtrière, auteur de « L’Euphorie des cimes » (Transboréal).

INTERVENANTS
  • Anne-Laure Boch
    neurochirurgien praticien hospitalier à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière à Paris. Docteur en philosophie, auteur d’une thèse sur la médecine technoscientifique.

Source: France Culture